L'odeur du désinfectant -1
Bien cher journal
29 Décembre 1972. Je viens d'avoir 7 ans. Nous nous préparions à aller patiner juste après le train (faire le train est l'activité consistant à aller nourrir les animaux de la ferme). Nous sommes presque prêts: nos patins sont sortis, notre manteau d'hiver est à la portée de main, bref, il ne manque que mon père et mon frère.
La porte s'ouvre. Mon frère tient mon père par la taille. Mon père, visage pâle, le pied ensanglanté, se tient tant bien que mal debout. Je vois ma mère faiblir. Mon père est visiblement en détresse. Ma mère téléphone à un de mes oncles pour amener mon père à l'hopital.
J'ai appris que mon frère a sauvé la vie de mon père. Mon père s'est pris le pied dans un hachoir à ensilage. Sans mon frère, il serait mort haché à partir des orteils.
1 janvier 1973. Comme je n'ai que 7 ans, j'ai le droit d'aller voir mon père seulement le jour de l'an. Je suis intimidée par cet immense hopital, ne sachant pas si mon père ira mieux. Je suis intimidée de l'espace, de la terreur... et de l'odeur du désinfectant qui remplit mes narines. Cet odeur m'horripile, me pénètre. L'odorat est un sens qui stimule les souvenirs.
La rencontre avec mon père, dans un décorum si fort m'a impressionné à vie.
23 décembre 2002. Mon père entre à l'hopital. Il souffre d'emphysème. Il fait une pneumonie. Il est intubé pour respirer. Il reprend conscience. Il est sous antibiothérapie. Il est mourant.
Papa est bien mal en point mais il est fait fort! Peut-être passera-t-il au travers?
29 décembre 2002. Je viens d'avoir 37 ans. Mon père se verra retirer son tube pour respirer. Si il est assez bien pour respirer seul, il vivra sinon, il mourra.
30 ans ont passé. Malgré toutes les fois où j'ai été voir des gens à l'hopital, je me sens intimidée. Je suis ambivalente entre le désir que mon père meurt et que mon père vive.
Mon père est décédé la même journée de sa mutilation, trente ans plus tard.
Une chose m'a marqué bien des années après... l'odeur du désinfectant n'y était pas.